Les pédagogies critiques : une éducation anti-oppression

Les pédagogies critiques : une éducation anti-oppression


L’Education nationale en lutte contre le « wokisme ».

Jean-Michel Blanquer a annoncé en juillet 2021 la création d’un « laboratoire républicain » sensé lutter contre l’idéologie « woke ». Les « wokes » désignent, en particulier pour les médias français de droite conservatrice et d’extrême droite, les personnes engagées dans les mouvements sociaux de lutte contre les discriminations : anti-racisme politique, féminisme radical, LGBTQIA+ ect… Le Ministre de l’Éducation nationale a aussi déclaré  sa désapprobation à l’égard des recherches universitaires sur l’intersectionnalité et le décolonial, et leurs applications en formation des enseignants.

Cependant les pédagogies critiques s’inscrivent en lien avec les courants de la critique sociale actuelle en mettant en avant une lecture de la réalité basée sur les rapports sociaux de pouvoir qui traversent la société, les rapports entre opprimés et oppresseurs. Or c’est bien le dévoilement des rapports sociaux d’oppression qui pose difficulté au pouvoir politique qui préfère une vision de l’éducation qui tend à insister sur la pacification sociale au profit des élites sociales et au détriment de ceux et celles qui sont socialement minorisés.

Retour sur la pédagogie des opprimés

A l’inverse, il existe des approches de l’éducation qui considèrent que leurs rôles est de dévoiler les rapports sociaux de pouvoir et de viser la transformation de l’organisation sociale. C’est une telle approche qu’à promu Paulo Freire (1921-1997). Ce pédagogue s’est fait en particulier connaître pour une méthode d’alphabétisation des adultes. En 1964, il est contraint par la dictature qui accède au pouvoir au Brésil à l’exil. C’est en 1968 qu’il rédige La pédagogie des opprimés, qui est publié pour la première fois en anglais en 1970.

L’ouvrage propose une pédagogie, non pas pour les opprimés, mais élaborée avec les opprimés. La notion d’opprimé telle que la conçoit Paulo Freire croise les analyses marxistes du prolétariat et celles des penseurs anti-coloniaux. La pédagogie des opprimés est celle qui leur permet, en partant de leurs expériences sociales vécues, de parvenir par une dialectique avec des savoirs théoriques, à une « conscientisation ». Ce terme central de la pensée de Freire signifie une prise de conscience du fonctionnement des rapports sociaux de pouvoir.

Cette conscientisation leur permet également de dénaturaliser la réalité sociale. Les injustices sociales ne sont pas des réalités naturelles, mais des constructions historico-sociales. Elles peuvent être transformées en imaginant d’autres possibles et en tentant de les faire advenir.

Il est très important de souligner que la méthode d’alphabétisation Paulo Freire ne doit pas être confondue avec sa pédagogie. Celle-ci n’est pas une méthode ou un ensemble de techniques. Mais il s’agit d’un agir ethico-politique. Ce qui veut dire que Paulo Freire insiste sur une conception de l’agir politique qui repose sur une éthique comme le montre son refus de la manipulation.

La pédagogie des opprimés repose sur la création d’espaces éducatifs dialogiques oppositionnels qui permettent aux personnes opprimées de développer leurs capacités de transformation sociale révolutionnaire.

On peut voir par exemple dans l’expérience néozapatiste au Chiapas1 un héritage de la pédagogie des opprimés. En effet, les guérilleros marxistes n’ont pas appliqué tels quels la théorie marxiste, mais ils ont construit avec les populations autochtones, ce que Paulo Freire appellerait une « synthèse culturelle ».

De la pédagogie des opprimés aux pédagogies critiques anti-oppressives

La pédagogie des opprimés de Paulo Freire a eu un impact important dans de très nombreux pays du monde entier, en particulier dans les Amériques ou en Europe. Elle a été traduite dans plus de 20 langues. On peut souligner entre autres l’influence de la pédagogie des opprimés sur le mouvement de la conscience noire de Steve Biko durant la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.

L’appellation pédagogie critique s’est plus particulièrement développée aux Etats-Unis avec des auteurs qui ont collaborés avec Paulo Freire tels que Henry Giroux, Danaldo Macedo, Ira Shor ou encore Peter McLaren.

Néanmoins, durant les années 1980, les féministes font remarquer que la pédagogie des opprimés est tournée vers la lutte anti-capitaliste et l’anti-colonialisme, mais n’a pas pris en compte les apports du féminisme. C’est pourquoi à partir des années 1990, la black feminist bell hooks théorise la pédagogie critique féministe dans une trilogie dont le premier volume Apprendre à transgresser a été traduit en français en 2019 (aux éditions Syllepses). C’est également dans les années 1990 qu’émerge la pédagogie queer avec l’apparition de la théorie queer qui prend en compte les problématiques LGBT.

La théorie queer et le black feminism sont à l’origine de la pédagogie anti-oppressive . Néanmoins, la pédagogie anti-oppressive pose de nouvelles difficultés par rapport à la pédagogie des opprimés.  Cette dernière repose sur un rapport social opprimé et oppresseur. Cependant la pédagogie anti-oppressive est intersectionnelle, ce qui veut dire qui prend en compte la multiplicité des rapports sociaux. Or lorsqu’il y a pluralité de rapports sociaux, on peut être à la fois opprimé-e et oppresseur/se selon le rapport social dont il est question (sexe, classe, racisation ect...).

Cela signifie dès lors que la pédagogie anti-oppressive ne consiste pas seulement dans une explication des rapports sociaux de pouvoir, mais également dans une prise de conscience mutuelle des privilèges sociaux dont les unes et les autres bénéficient. La pédagogie anti-oppressive implique donc une politique de l’allié-e dans la mesure où chacun et chacune doit reconnaître les oppressions des autres personnes opprimées pour s’allier dans des coalitions de luttes pour une justice sociale globale.

On trouve des applications de la pédagogie anti-oppressive par exemple dans le travail social anti-oppressif2. Le ou la travailleuse sociale prend conscience de sa position sociale et des privilèges sociaux qu’elle implique par rapport aux personnes avec qui elle travaille. Etre une allié-e signifie alors non pas « agir sur », mais « agir avec » les personnes socialement marginalisées. Dans l’action communautaire, le travail social peut être orienté vers le développement de coalition de luttes sociales.

La pédagogie décoloniale

Du fait des multiples malentendus que suscitent l’option décoloniale en France, il est important de clarifier les liens entre décolonial3 et pédagogie critique.

La théorie décoloniale désigne un courant de recherche latino-américain qui apparaît à la fin des années 1990 au sein du groupe modernité/colonialité. La pédagogue Catherine Walsh est membre fondatrice de ce groupe. Elle a été une collaboratrice directe de Paulo Freire.

Basée en Equateur, Catherine Walsh développe une pédagogie décoloniale reposant sur une critique de la colonialité du savoir. Elle officie avec les populations autochtones et avec les personnes afrodescendantes. En particulier, le travail avec les populations autochtones consiste dans l’élaboration de programme scolaire. Il s’agit des les décoloniser des impératifs eurocentriques. Ce qui veut dire par exemple ouvrir ces programmes aux langues autochtones, ne pas limiter ces programmes à la vision de l’histoire pensée à partir de l’Europe. Les programmes sont alors pensés en étant adaptés aux besoins des populations locales et en respectant leurs cultures.

Plus largement, la pédagogie décoloniale s’intéresse à la décolonisation des curricula et des institutions scolaires . S’appuyant sur la notion de colonialité du pouvoir, elle considère qu’en dépit de la fin de la colonisation, il continue d’exister un régime de pouvoir organisé implicitement selon des caractéristiques marquées par la hiérarchie coloniale.

Les applications de la pédagogie critique

On a longtemps réduit en France, la pédagogie de Paulo Freire à l’alphabétisation des adultes,  au mieux à l’éducation populaire. En réalité, Paulo Freire a œuvré également dans d’autres secteurs tels que le travail social, la pédagogie universitaire, ou encore la réorganisation de l’enseignement primaire au Brésil.

La pédagogie de Paulo Freire a connu de nombreuses applications de part le monde qui dépassent nettement le champ de l’éducation. Il a eu une influence sur le travail social, la psychologie communautaire, l’éducation à la santé, etc…

Dans le domaine strictement éducatif, son influence s’étend aussi bien sur l’éducation formelle qu’informelle, de la petite enfance à l’âge adulte. Si l’on trouve des applications dans toutes les disciplines curriculaires, c’est en particulier dans les « éducations à »  que son influence s’est fait sentir : éducation aux médias, éducation aux droits humains, éducation à la lutte contre les discriminations, éducation à la citoyenneté, éducation à l’écologie ect…

On pense parfois en France que la pédagogie critique ne pourrait pas trouver d’application dans le système scolaire car les enseignants et enseignantes sont tenus à un devoir de neutralité. Mais il s’agit là d’une mauvaise interprétation de l’obligation de neutralité. En effet,  celle-ci ne s’oppose en aucun cas à l’engagement des enseignants en faveur de la lutte contre les discriminations et pour les droits humains. En effet, la lutte contre les discriminations fait partie des textes réglementaire de l’Education nationale, et les droits humains sont intégrés dans des conventions internationales qui sont supérieures au droit français. Or, il s’agit là de deux applications importantes de la pédagogie critique et qui sont transversales à tous les enseignements scolaires de la maternelle au lycée.

Pédagogie critique et didactique critique

Pour bien comprendre la mise en œuvre des pédagogies se situant dans la continuité de Paulo Freire, il est nécessaire de distinguer la pédagogie critique – agir ethico-politique – de la didactique critique – agir technique.

Souvent, les éducateurs et éducatrices, les enseignants et enseignantes, lorsqu’on leur parle de pédagogie, veulent des outils. Or la pédagogie critique ne propose pas d’outils. Elle repose sur des principes : la prise en compte de l’expérience vécue, la problématisation de la réalité sociale, le dialogue, la dialectique entre des savoirs d’expérience sociale et des savoirs théoriques, la conscientisation, l’imagination d’autres possibles, le développement du pouvoir d’agir.

Mais plus important encore, la pédagogie critique est un champ de réflexion et d’action (praxis) concernant l’agir ethico-politique. Les problèmes que se posent les pédagogues critiques sont avant tout des problèmes ethico-politiques et non pas des problèmes techniques qui peuvent être résolus avec des outils. Formuler tout problème sous une forme technique, pour en donner une solution technique, est justement ce qui caractérise pour Paulo Freire le néolibéralisme.

Il peut certes exister des outils qui peuvent constituer une aide pour la mise en œuvre, mais ils sont tout à fait secondaires et ce qui leur donnent leur caractère de pédagogie critique n’est pas l’outil en soi, mais l’agir éthique qui oriente l’action.

Ces outils relèvent de la didactique critique. Il peut par exemple s’agir des outils didactiques développés par les sciences sociales critiques comme par exemple : la recherche-action participative, la cartographie subjective et participative ect… Il s’agit en réalité de tout outil qui peut aider à une prise de conscience des rapports sociaux de pouvoir dans la société.

Le fait que la conception de la pédagogie chez Paulo Freire ne  réside pas dans des outils apparaît nettement dans son dernier ouvrage, Pédagogie de l’autonomie (Eres, 2013). Il n’y propose aucune technique, mais une réflexion sur l’agir ethico-politique. On peut y lire entre autres que l’action de lutte syndicale fait partie de l’éthique des enseignants et enseignantes, et donc est inclus dans ce qu’il nomme pédagogie.



 

 

1Bruno Baronnet, « L’expérience d’éducation zapatiste au Chiapas : entre pratiques politiques et imaginaires autochtones à l’école », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 12 | 2013, 133-152.

2Revue interventions, « Dossier : approches anti-oppressives », n°145. URL : https://revueintervention.org/numeros-en-ligne/145/

 

3Le terme « décolonialisme » est utilisé de manière impropre par « l’observatoire du décolonialisme », mais absolument pas par les spécialistes des théories décoloniales.