Lorsque l'on regarde sur Internet en langue française ce que l'on peut trouver sur Deep Green Resistance (DGR), on tombe rapidement sur une video en ligne, sous-titrée en français1, qui présente les principes et les objectifs du mouvement : « Nous avons deux buts. Le premier consiste à priver les riches de leur capacité à voler les pauvres et les puissants de leur capacité à détruire la planète ». Voici qui positionne clairement DGR comme un mouvement qui se situe au croisement de la critique sociale et de la critique écologique. Entre autres éléments que nous apprend cette video, c'est que le mouvement se réclame de l'action directe de désobéissance non-violente et comme un mouvement qui agit à découvert, et non de manière clandestine. C'est ce que semble également confirmer le site Internet de DGR France2.
L'ouvrage DGR- Un mouvement pour sauver la planète- t.1, rédigé par Derrick Jensen, Lierre Keith et Aric MCBay, constitue donc une présentation générale du mouvement tant dans ses fondements théoriques que des ses objectifs pratiques. Chacun des chapitres est écrit par l'un ou l'autre des auteurs. Paru en 2019 aux Editions Libre, l'ouvrage a été publié pour la première fois en 2011 aux Etats-Unis.
Le deux premiers chapitres, « Le problème » et « La Civilisation et ses dangers » reviennent sur un certain nombre de constats qui visent à dresser un état de la civilisation industrielle et de ses conséquences. Car comme le précise la vidéo de présentation de DGR, ce qui est visé, c'est la civilisation industrielle et non par exemple une critique générique de l'anthropocène ou une simple critique du capitalisme. Il s'agit pour les auteurs de caractériser la civilisation industrielle (p.38-44): mécanisée, phénomène urbain, militarisée, patriarcale, centralisée et hiérarchisée... Mais, il s'agit également pour eux d'écarter les fausses solutions supposant qu'il serait possible de maintenir une telle civilisation. L'objet de ces deux premiers chapitres est également pour les auteurs de montrer que la solution ne peut être que « radicale », au sens où un mouvement radical s'attaque aux problèmes à la racine : la civilisation industrielle n'est pas réformable et les solutions ne se trouvent certainement pas, en particulier, dans les petites actions individuelles.
Le deuxième chapitre, nous a paru pour notre part, plus utile et original. En effet, il se propose d'établir une distinction conceptuelle entre les libéraux et les radicaux. Une telle distinction est la bienvenue dans la mesure où notre époque militante se caractérise souvent par des discours assez confusionnistes. Sur ce plan, on appréciera le tableau de synthèse (p.79) qui distingue, à travers plusieurs dimensions, les libéraux et les radicaux. Tandis que le libéralisme est individualiste, le radicalisme s'appuie sur les groupes sociaux (comme la classe sociale). Le libéralisme est idéaliste, tandis que le radicalisme est matérialiste. Le libéralisme est naturaliste, tandis que le radicalisme implique un constructivisme social. Le libéralisme tend à tout miser sur la volonté individuelle, tandis que le radicalisme reconnaît l'existence de déterminismes sociaux. Le radicalisme de DGR se situe néanmoins dans la continuité de la nouvelle gauche américaine des années 1960 dans la mesure où il accepte non seulement l'héritage du mouvement écologiste, mais également des mouvements féministes ou encore des droits civiques.
Toujours dans ce deuxième chapitre, les auteurs défendent une autre thèse intéressante : « Les quatre types d'actions que nous venons d'évoquer – le recours juridique, l'action directe, la défection et le spiritualisme – peuvent être employés tant par les libéraux que par les radicaux. C'est la manière dont ils sont mis en œuvre qui détermine s'ils s'inscrivent dans une optique libérale ou radicale. Leur objectif final, en fonction de sa nature libérale ou radicale, nous indique de quel type de stratégie ils participent » (p.123). Ce ne sont donc pas les méthodes utilisées qui distinguent les libéraux des radicaux, mais la finalité pour laquelle sont mis en œuvre ces moyens. Ce qui caractérise en particulier le DGR, c'est de se situer au niveau stratégique, de mettre en œuvre une stratégie radicale : « Une stratégie sérieuse pour sauver la planète qui agonise, se doit d'examiner tous les plans d'action envisageables. […] Peut-on faire s'écrouler la civilisation industrielle ? Théoriquement, ce n'est pas si difficile. Le système industriel repose sur des infrastructures très fragiles […] L'industrialisation pourrait être démantelée en ayant recours à des actions directes non violentes » (p.129-131).
Le chapitre 4 intitulé « Une culture de résistance » est également éclairant dans la mesure où il amène les auteurs à poser une distinction claire, à partir de plusieurs critères, entre « culture alternative » et « culture d'opposition » (voir en particulier le tableau de synthèse p. 149-150). Il s'agit d'un point là également important pour essayer de lutter contre des formes de confusionnisme actuel où la culture alternative est souvent perçue, à tort, comme une culture d'opposition radicale, alors qu'elle est compatible avec le système économique libéral. La culture alternative est la contre-culture adolescente qui se termine rapidement en révolte consommée par le capitalisme industriel. A cet égard, pour les auteurs, la pornographie illustre la manière dont une revendication contre-culturelle a pu devenir facilement un secteur de l'industrie capitaliste. Cette dénonciation du libéralisme culturel conduit DGR à revaloriser la morale et le travail. Ce qui peut sembler assez étonnant au premier abord pour un mouvement d'opposition radical. Mais c'est qu'en fait les auteurs veulent contester une culture adolescente qui leur semble incapable de supposer l'éthique de l'effort et de la responsabilité nécessaire à une lutte politique stratégique conséquente : « Dans les années 1960, la gauche a été divisée entre, d'une part la contre-culture de l'hédonisme, des drogues et de « l'apolitisme mystique » et, d'autre part, une culture protestataire fondée sur une analyse radicale, mais qui a échoué par manque de stratégie à long terme […] Une culture de résistance doit faire fusionner l'idéalisme et le courage typique de la jeunesse avec la connaissance, l'expérience et la pensée à long terme de la maturité » (p.219-221).
Le chapitre 5 s'intitule « D'autres voies ». Il commence en définissant certains impératifs : Cesser toutes les activités qui détruisent les communautés vivantes, Réduire la consommation humaine, Réduire la population humaine. Ce dernier point à notre avis aurait demandé beaucoup plus de considérations tant il pose des difficultés éthiques. Le chapitre se poursuit en dénonçant certaines fausses solutions : le donquichottisme, le déclinisme, les déserteurs. Enfin, il se termine en revenant sur des exemples de « transitions économiques, écologiques et sociales réussies ou manquées » : Cuba, la Russie, l'Iran, la Suède, la 2e République du Vermont, la Suisse.
Le dernier chapitre, « Une taxonomie de l'action », commence par poser une distinction entre les objectifs, les tactiques et la stratégie. Il se poursuit par « une taxonomie » des modes d'action possibles : les actes d'omission (la grève, les boycotts et les embargos, la désobéissance fiscale, l'objection de conscience, la désobéissance civile, la défection…), les actes de commission directs et indirects (des manifestations et actes symboliques jusqu'à la violence contre les personnes). La taxonomie se conclut par cette réflexion générale : « Comme nous l'avons suggéré de nombreuses fois, étant donné l'étendue et l'intensité des violences que cette culture inflige quotidiennement aux êtres humains et monde naturel, éviter de combattre ne résoudra rien du tout […] L'important est de déterminer quelle stratégie particulière – violente ou non- fonctionnera vraiment » (p.321).
Pour qui a commencé, comme moi, ses travaux académiques en travaillant sur l'anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire, un tel ouvrage ne peut manquer d'évoquer, par son attention aux tactiques de luttes en relation avec une stratégie radicale, des textes ou des ouvrages comme Comment ferons nous la révolution ?3 Mais caractéristique de l'époque actuelle, les considérations tactiques relatives à l'effondrement de la civilisation industrielle ne sont pas ici suivies de remarques sur la réorganisation de la société après que l'action directe aie paralysée l'économie4. Le point commun avec les discours des syndicalistes révolutionnaires sur la grève générale et celle des DGR, c'est la croyance en la très grande facilité qu'il y aurait à paralyser la société industrielle. Pour les anarchistes syndicalistes révolutionnaire du début du XXe siècle, c'était la grève générale. Il suffisait d'y penser : que les travailleurs se mettent tous en grève en même temps et voici l'économie paralysée… Le capitalisme défait, il n'y aurait plus qu'à confier la production et la réorganisation de la société aux syndicats de travailleurs… Tous les socialistes à cet époque sont persuadés d'un effondrement prochain du capitalisme et se divisent entre attentistes et volontaristes. Un siècle après, nous attendons encore...
Disons le, ce ne sont ni les constats sur la civilisation industrielle – relativement partagée dans une partie des milieux écologistes et anarchistes anti-industrialistes5 -, ni la taxonomie des actions proposées – que l'on trouve sous des formes diverses dans nombre d'ouvrages6 s’intéressant aux tactiques militantes – qui nous a parue le plus intéressant dans l'ouvrage, mais l'effort de distinction conceptuelle qui nous est proposé entre « libéraux » et « radicaux », entre « culture alternative » et « culture d'opposition ».
Mes premiers travaux sur l'anarchisme m'ont conduit à réfléchir, à la suite du Nouvel esprit du capitalisme, à la différence entre libertaire et libéraux7. Actuellement mes travaux sur la pédagogie me conduisent également à constater la très grande porosité des discours pédagogiques qui se revendiquent émancipateurs et des discours néolibéraux, et par conséquent la nécessité de distinguer entre pédagogie libérale et pédagogie radicale. De même, on trouve la croyance erronée à mon avis, dans le milieu des pédagogies d'émancipation, que les techniques seraient ce qui distinguerait les pédagogies qui visent l'émancipation et celles qui aliènent. Or on trouve dans les pédagogies libérales, les mêmes techniques de promues que dans les pédagogies qui se perçoivent comme émancipatrices. Force est donc de constater qu'un des rôles que doit jouer la réflexion théorique, dans les milieux contestataires, est de produire des conceptualisations claires qui évitent le confusionnisme en particulier les pensées néolibérales ou les pensées d'extrême-droite.
2Site Internet : https://www.deepgreenresistance.fr/
3Pataud, Émile, Émile Pouget. Comment nous ferons la révolution. Paris, Librairie illustrée J. Tallandier, 1909.
4D'ailleurs ces considérations ne semblent pas plus présente dans le tome 2 : Ecologie en résistance, t.2, Stratégies pour une terre en péril, Herblay, Editions Libres, 2018.
5Et si l'on remonte au XIXe siècle déjà critiqué par des socialistes anti-industrie tels que William Morris.
6Comme par exemple : Baba Morjane, Guerrilla Kit, Paris, La Découverte, 2008.
7Boltanski, Luc et Eve Chiapello. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard, 1999.