Compte rendu : Mozziconacci Vanina, Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? - Egalité, émancipation, utopie, Editions de la Sorbonne, 2022, 409 pp.

 

 

 

Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? de Vanina Mozziconacci est un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat en philosophie, soutenue en 2017, sous la direction de Claude Gautier, et intitulée : Le sujet du féminisme peut-il faire l'objet d’une éducation ? Essai sur les théorisations féministes de la relation et de l'institution. L’ouvrage s’appuie en particulier sur le découpage classique de l’histoire de la pensée féministe en trois vagues. L’autrice, actuellement maîtresse de conférence en sciences de l’éducation, est néanmoins consciente des limites et des discussions qu’a suscité ce découpage, qui distingue une première vague qualifiée de libérale-égalitaire, une deuxième vague d’inspiration marxienne (matérialiste), et une troisième vague post-structuraliste ou postmoderne (constructiviste). Chacune de ces vagues correspondraient à trois moments de l’histoire théorique et politique du féminisme.

 

La première partie de l’ouvrage porte sur les controverses concernant l’éducation entre féministes durant la première vague. Vanina Mozziconacci centre son analyse en particulier sur la place accordée à la notion d’individu. Elle porte entre autres un regard critique sur la lecture qu’avait fait Joan W. Scott de Madeleine Pelletier en l’associant à la pensée libérale parce que la féministe socialiste du début du siècle mobilisait la notion d’individu. Il est à noter par ailleurs que la notion d’individu est à cette époque très mobilisée dans les milieux anarchistes, non pas en se référant à la tradition libérale, mais plutôt à Max Stirner et Friedrich Nietzsche. Ce qui montre déjà en quoi sans doutes la classification par vague est peut être un peu simplificatrice.

 

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au féminisme de la deuxième vague, et en particulier aux groupes de conscience, mais également à la pédagogie critique féministe. Cette partie de l’ouvrage est particulièrement intéressante, car elle permet au lecteur francophone d’avoir accès à une présentation de la pédagogie féministe dont la majeure partie des travaux est en langue anglaise. Les groupes de conscience féministes sont des groupes de paroles qui se sont développés durant le féminisme de la deuxième vague en permettant aux femmes de partager leurs expériences vécues et d’élaborer des revendications politiques. De son côté, la pédagogie féministe émerge dans le sillage du féminisme de la deuxième vague, avec l’arrivée d’universitaires féministes à des postes académiques. La pédagogie féministe est influencée entre autres par l’éthique du care, mais également par la pédagogie critique de Paulo Freire. Vanina Mozziconacci revient en particulier sur les controverses qui ont opposées la pédagogie critique et la pédagogie féministe post-structuraliste. Ces controverses datent de la fin des années 1980 et du début des années 1990. En réalité, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit d’un tournant plus général aux Etats-Unis, au sein des études critiques, qui correspond au passage d’une pensée dominée par un marxisme hétérodoxe, inspiré par l’Ecole de Francfort, à une pensée post-structuraliste, inspirée par l’oeuvre de Michel Foucault. Les critiques qu’effectuent les pédagogues féministes post-structuralistes sont de plusieurs sortes. Il est possible d’en retenir deux qui nous semble plus significatives. La première consiste à récuser la conception structuraliste du pouvoir pour s’appuyer sur une conception relationnelle du pouvoir inspirée de Foucault. Il ne serait donc pas possible de distinguer en soi des opprimés et des oppresseurs, car le pouvoir est une relation mobile et non pas un rapport social structurel. La deuxième critique importante porte sur le fait que la pédagogie critique, par le fait de vouloir faire entendre les voix des personnes opprimées, se traduirait en réalité par une technique de l’aveu du type de celles que Michel Foucault à mises en lumière dans son histoire de la sexualité.

 

Il est nécessaire de préciser que bell hooks - auquel Vanina Mozziconacci fait référence dans son ouvrage -, autrice d’une trilogie pédagogique en trois volumes, dont le premier a été publié en 1994 (et traduit en français sous le titre : Apprendre à transgresser), se réclame d’une « pédagogie critique féministe ». La date de publication de son ouvrage en 1994 la situe après les controverses étudiées par Vanina Mozziconnaci. Bell hooks, en se revendiquant d’une « pédagogie critique féministe », inspirée de Paulo Freire, entend dépasser les limites formulées par les féministes post-structuralistes tout en récusant le post-structuralisme. En particulier, l’une des limites de la pédagogie critique portait sur l’intersectionnalité des luttes. En effet, le féminisme de la deuxième vague, tout comme la pédagogie des opprimés de Paulo Freire, était centré sur une oppression principale. A l’inverse, bell hooks s’est imposée dès le début des années 1980 comme une tenante de l’imbrication des oppressions de sexe, de race et de classe. En revendiquant, une pédagogie critique féministe, elle se situe dans une approche du social qui maintient l’existence de rapports sociaux structurels de pouvoir, même si ceux-ci doivent être compris de manière pluriels.

 

Dans la dernière partie de son ouvrage, Vanina Mozziconacci centre son analyse sur l’élaboration théorique d’une éducation féministe qui s’appuierait sur une conception matérialiste du care. L’éthique du care a connu à partir du début des années 1980 une réception entre autres en philosophie et en pédagogie. Mais le succès de cette notion, élaborée à l’origine par la psychologue Carol Gilligan, a donné lieu également à des lectures et des conceptions variées : certaines allant par exemple du côté de l’essentialisme, d’autres se centrant sur les relations interpersonnelles. Vanina Mozziconacci se situe dans une lecture critique du care. Elle s’appuie sur une conception matérialiste inspirée des travaux sociologiques qui font référence au travail du care. La conception de l’éducation qu’elle défend se revendique de l’utopisme et appelle à une transformation des institutions que sont la famille, l’école ou l’université dans la répartition du travail du care. Vanina Mozziconacci critique ainsi l’insuffisance des pédagogies féministes qui se proposent une transformation des relations pédagogiques dans la salle de classe sans viser une transformation des institutions et donc de la division sociale sexuée du travail.

 

Si l’on adhère à la perspective matérialiste de l’autrice, on peut en effet souhaiter une transformation des institutions et plus largement des rapports sociaux. Paulo Freire revendiquait également d’être un utopiste. Mais pour rendre réalisable l’utopie, il pensait qu’il fallait développer par la pédagogie l’engagement des opprimés dans les mouvements sociaux. On peut donc regretter que la proposition de l’autrice n’inclue pas une réflexion sur l’action de transformation sociale nécessaire à la transformation des institutions.

 

Par ailleurs, les controverses entre pédagogies critiques et pédagogie féministes post-structuralistes sont assez datées. Il est dommage que l’ouvrage ne rende pas compte des développements de la pédagogie critique après les années 1990, avec entre autres la pédagogie décoloniale, et plus encore la pédagogie décoloniale féministe. Il nous semble intéressant à ce sujet de revenir sur les deux critiques principales formulées contre la pédagogie critique par les pédagogues féministes post-structuralistes. La conception relationnelle foucaldienne du pouvoir nous semble justement être récusée en partie par l’approche intersectionnelle qui considère la société comme structurée selon des rapports sociaux de sexe, de classe et de race. En réalité, le post-structuralisme ne distingue pas assez entre les relations sociales de pouvoir et les rapports sociaux de pouvoir. Au sein d’une institution, la pédagogie critique cherche à mettre à jour et à limiter les rapports sociaux de pouvoir. Ainsi, les rapports institutionnels de pouvoir trouvent eux-mêmes leur origine dans des rapports sociaux de pouvoir : les discriminations institutionnelles reproduisent le plus souvent des rapports sociaux structurels de pouvoirs. Ces rapports de pouvoirs (qu’ils soient institutionnels et/ou sociaux) doivent être distingués des relations sociales de pouvoir. Dans son ouvrage La pensée féministe noire, Patricia Hill Collins, en présentant la matrice de dominations, met en lumière ces distinctions, que n’effectue pas les penseuses féministes post-structuralistes, entre un niveau interpersonnel, disciplinaire et structurel du pouvoir.

 

Concernant la deuxième critique qui porte sur le fait de faire émerger les voix des personnes opprimées, cette thématique n’est pas propre à la pédagogie critique féministe, mais on trouve également dans l’éthique du care, une référence aux voix. Néanmoins, dans le cas de la pédagogie critique, la critique féministe post-structuraliste, repose sur une méconnaissance de la pédagogie des opprimés. En effet, il ne s’agit pas pour Paulo Freire de faire en sorte que les opprimées expriment leur être authentique. Ce qui supposerait qu’il existe un tel sujet substantiel originaire. Or, ce qui caractérise l’opprimé, c’est sa conscience double, et le fait qu’il soit colonisé intérieurement par l’oppresseur. Il s’agit donc de prendre conscience de la manière dont les rapports sociaux nous colonisent. Il ne s’agit donc pas de faire « avouer » au sujet sa vérité, son être authentique originaire. Ce qui est une illusion. Il s’agit au contraire de prendre conscience que ce que l’on croit être son soi authentique n’est pas soi, mais l’effet d’une colonisation intérieure par les rapports sociaux de pouvoir. Le soi authentique pour Paulo Freire ne se constitue que dans une praxis de transformation sociale.

 

 

L’ouvrage de Vanina Mozziconacci dépasse largement la question de la pédagogie féministe, pour se situer au niveau d’une réflexion historique et philosophique sur l’éducation féministe en s’appuyant sur une abondante bibliographie. L’autrice avance une proposition utopique originale concernant une éducation féministe reposant sur une conception matérialiste du care. Sur le plan de la pédagogie, son apport est entre autres de faire mieux connaître aux lectorat francophone, la pédagogie féministe, et en particulier les controverses entre pédagogie féministe et pédagogie critique au tournant des années 80/90.

 

 Irène Pereira