in De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise
Extraits commentés:
<Résumé de la Sixième étude par Proudhon:>
“ [Argument. — Le travail, par son côté répugnant et pénible, crée pour l’homme une fatalité qui tend à le rejeter incessamment dans la servitude, que la balance économique, l’organisation politique et l’éducation ont pour but au contraire de faire cesser. Pour vaincre cette fatalité, qui menace la Justice et compromet la civilisation, il n’est qu’un moyen, c’est de passionner le travail, ce qui ne se peut faire qu’à une condition, savoir, que chaque travailleur devienne de sa personne, pendant le cours de sa carrière, un représentant de la totalité du développement industriel. D’où il suit que le problème du travail passionnel, en autres termes, du travail affranchi, est identique à celui de l’origine des connaissances et de la formation des idées, et que l’apprentissage des métiers se présente comme une branche de l’instruction publique. Mais ici, comme partout, la théologie s’est signalée par son génie anti-pratique ; à sa suite, l’Église et l’État ont décrété, de par la dignité de l’esprit, la servitude de l’homme de peine. Antipathie de la philosophie spiritualiste pour le travail ; impuissance de la charité. — La Révolution, en résolvant le problème, anéantit la révélation dans sa cause et rend toute hiérarchie sociale impossible.] “
La servitude que suppose le travail manuel doit être distinguée de sa pénibilité. Celle-ci relève de la nature. La servitude est liée à la situation sociale de la classe laborieuse vis-à-vis de la classe possédante. Il s’agit donc pour Proudhon de déterminer les conditions qui permettraient de rendre le travail manuel émancipateur. Celles-ci résident d’une part dans la remise en cause de la division de la société en classes sociales. D’autre part, elle suppose une articulation entre instruction et réorganisation du travail qui permette au travailleur de développer aussi bien ses capacités manuelles qu’intellectuelles. La division sociale entre travail manuel et contemplation intellectuelle est le pendant de la division religieuse et spiritualiste entre le corps et l’esprit. Contre ce dualisme, Proudhon prend pour point de départ l’action et fait de l’activité intellectuelle une conséquence de l’activité manuelle.
CHAPITRE PREMIER.
De la liberté du Travail. — Conclusions contradictoires de
l’école fataliste et de l’école libérale.
< La théorie de la valeur travail:>
“Expliquons cela. Comme principe d’utilité et force de production, le travail est la source première de la richesse. Toutes autres conditions égales, on peut dire que plus la société travaille, plus elle s’enrichit ; et réciproquement que plus le travail diminue, plus la production décroît et la richesse avec elle.”
Proudhon se situe ici dans la lignée des économistes classiques qui depuis Adam Smith jusqu’à Marx considèrent le travail comme la source de la valeur des produits. Sa conception de l’économie s’appuie donc sur la théorie de la valeur travail.
< Le travail comme dépense de force vitale:>
“Or le travail ne s’accomplit pas sans fatigue : comme une machine à vapeur a besoin qu’on l’alimente, qu’on l’entretienne et qu’on la répare, jusqu’au moment où, par l’usure naturelle, elle ne comporte plus ni service ni réparation, et doit être jetée à la ferraille ; ainsi la force de l’homme, chaque jour dépensée, exige une réparation quotidienne, jusqu’au jour où le travailleur, hors de service, entre à l’hôpital ou dans la fosse”.
Pour Proudhon, comme pour Marx, le travail apparaît comme de la dépense de force vitale et suppose donc la reproduction de la force de travail. Cette force est néanmoins comparée par Proudhon à celle produite par une machine. L’organisme humain est donc pensé ici à partir du modèle mécaniste.
< Le travail entre pénibilité naturelle et institution sociale:>
“La servitude dans l’humanité est primordiale ; le cours des siècles n’avait fait que consolider, en l’adoucissant un peu, une institution dont l’absence n’avait été observée que chez les peuplades les plus sauvages, et hors de laquelle on ne concevait ni ordre social ni richesse. De temps à autres, à de longs intervalles, la commisération publique, aidée de la politique des princes, était intervenue pour atténuer les rigueurs de l’exploitation nobiliaire et bourgeoise. Mais il était sans exemple que le travail, que le service de la production, eût été livré nulle part à l’initiative des travailleurs, de manière à ce que l’on pût juger de ce qui arriverait dans une société où tous jouiraient d’une instruction professionnelle égale, ouvriers et entrepreneurs, prolétaires et propriétaires”.
La servitude liée au travail est distinguée de celle que suppose la reproduction de la force de travail qui fait que l’être humain est dépendant comme les autres vivants d’une activité lui procurant des aliments externes pour assurer sa survie. La servitude du travail est liée pour sa part à l’inégalité sociale et à l’appropriation de la force collective. Le travail comme institution de servitude n’existe pas chez les peuplades “les plus sauvages”. Proudhon distingue donc entre deux formes de “pénibilité”: la pénibilité naturelle du travail et la servitude sociale du travail. Enfin, il distingue deux voies d’intervention sur la servitude liée au travail: a) la première réformiste vise à atténuer la servitude par l’intervention des pouvoirs publics b) la seconde voie, plus radicale, vise à réorganiser l’articulation entre instruction et travail sous la direction des travailleurs eux-mêmes.
< Le liberalisme économique implique: >
“ Que le travail n’est pas d’ordre humain, c’est-à-dire moral et juridique, mais seulement de nécessité externe, imposé par l’inclémence de la nature et la rareté des subsistances ;
Qu’en conséquence, le travail n’a rien de spontané, et que toute la liberté dont il est susceptible consiste en ce qu’il ne doit être ni imposé ni empêché par aucune volonté ;
Que dans ces conditions le travail, même volontaire et libre, n’étant pas donné à prioridans la conscience, est répugnant de sa nature et pénible ;
Que par la force des choses, et par l’effet combiné des volontés humaines, à qui tout fatalisme est insupportable, le travail, d’autant plus repoussé qu’il est accompagné de plus de répugnance et de peine, tend à se séparer, comme force économique, du capital et de la propriété ;
Que de cette tendance irrésistible résulte la division du personnel économique en deux catégories : les capitalistes, entrepreneurs et propriétaires, et les travailleurs ou salariés ;
Que cela est fâcheux sans doute pour ces derniers, et digne de l’attention du souverain, qui dans certains cas peut y trouver le motif d’une taxe extraordinaire en faveur des déshérités de la fortune, ou d’un règlement de police sur les manufactures ; mais qu’il ne s’ensuit nullement que le travail puisse faire l’objet d’un droit positif, d’une garantie quelconque accordée aux travailleurs par l’État, ou ce qui revient au même par les capitalistes et propriétaires.”
Proudhon effectue une analyse des présupposés de l’économie libérale concernant le travail. Le premier point consiste dans le présupposé naturaliste de l’économie libérale. Le travail est considéré comme un fait naturel et non également comme une institution sociale. Par conséquent, la pénibilité du travail est naturalisée. Le travail est renvoyé du côté de la nécessité naturelle et opposé à la liberté du choix conscient. Cette dimension de contrainte naturelle qu’implique le travail explique alors que les êtres humains qui le peuvent tentent de s’y soustraire et de l’imposer à une autre partie de l’humanité. Deux conséquences économiques et politiques sont tirées de ces présupposés. La première porte sur la distinction entre l’absence de tendance spontané au travail et le libre-échange qui est revendiqué concernant le marché du travail. La seconde est qu’en soit la pénibilité et donc l’exploitation des travailleurs ne peuvent être supprimées. Elles peuvent tout au plus faire l’objet d’adoucissement.
<Les économistes révolutionnaires: >
“Les économistes sortis de la Révolution protestent contre ce non-sens. Ils soutiennent :
Que le travail est d’ordre moral et humain, donné dans la conscience, avant que la nécessité l’impose ;
Qu’en conséquence il est libre de sa nature, d’une liberté positive et subjective, et que c’est en raison de cette liberté qu’il a le droit de revendiquer sa liberté négative et objective, en autres termes, la destruction de tous les empêchements, obstacles et entraves que peuvent lui susciter le gouvernement et le privilège ;
Que, si le travail est libre, ainsi qu’il vient d’être exprimé, il implique dans sa notion celle de droit et de devoir ;
Que, si, par son côté fatal et en tant que la nature extérieure en fait pour nous une nécessité, il est répugnant et pénible, par son côté libre et en tant qu’il est une manifestation de notre spontanéité, il doit être attrayant et joyeux ;
Qu’au surplus la répugnance et la peine, qui dans l’état actuel de l’industrie humaine accompagnent à si haute dose le travail, sont l’effet de l’organisation servile qui lui a été donnée, mais qu’elles peuvent et doivent se réduire indéfiniment par une organisation libérale”
Aux analyses des économistes libéraux, Proudhon oppose celles de ceux qui sont du côté du parti de la Révolution. Les présupposés en sont les suivants. Le travail est avant tout pour l’être humain une institution sociale et non un fait naturel. Le travail proprement humain, comme le souligne également Marx, fait intervenir une finalité consciente, le choix d’un projet, et donc la liberté. Etant une institution issue de la conscience sociale, le travail n’est pas de l’ordre du fait naturel, de la force physique, mais de l’obligation morale. Le travail serait une réalité double: en tant que fait naturel objectif, il est une necessité, du point de vue subjectif, en tant qu’il est l’objet d’une visée de la conscience, il est ressenti comme une activité librement choisie. Enfin, la pénibilité du travail ne résulte pas seulement d’une pénibilité naturelle, elle est l’effet de la division sociale et technique du travail. Une réorganisation du travail permettrait d’en réduire grandement la pénibilité.
< Les revendications des révolutionnaires:>
“ Alors, ajoutent les novateurs, l’idéal rêvé par les anciens économistes, inconciliable avec leur théorie, peut se réaliser :
La terre à celui qui la cultive ;
Le métier à celui qui l’exerce ;
Le capital à celui qui l’emploie ;
Le produit au producteur ;
Le bénéfice de la force collective à tous ceux qui y concourent, et le salariat modifié par la participation ;
Le travail parcellaire combiné avec la pluralité d’apprentissages dans une série de promotions ;
Le morcellement du sol aboli par la constitution de l’héritage ;
En deux mots, la fatalité de la nature domptée par la liberté de l’homme.”
La dimension de contrainte naturelle qui est aggravée par l’organisation sociale servile du travail peut être atténuée par une réorganisation sociale qui suppose en particulier: a) la possession par les travailleurs de l’objet et des moyens de production b) la possession par les travailleurs du produit de leur travail c) la formation et l’évolution professionnelle.
CHAPITRE II.
Discussion. — Principe de la transcendance : Que le travail
est de malédiction divine, et conséquemment la servitude
d’institution religieuse. — Théorie spiritualiste.
< La pénibilité naturelle du travail :>
“On sait l’antipathie que les peuples sauvages ont pour le travail : ce fait bien connu suffit, jusqu’à certain point, à expliquer pourquoi toutes les mythologies, qui sont les formes de la raison chez le sauvage, l’ont condamné.”
L’argument du “sauvage” qui fuit le travail, ce qui serait la marque de son caractère naturellement pénible et de la tendance naturelle de l’être humain au repos plutôt qu’à l’activité, est un classique que l’on retrouve par exemple chez Rousseau.
< La condamnation religieuse du travail: >
“Mais que cette condamnation se soit maintenue dans une théologie savante, policée ; qu’elle soit devenue le principe secret de l’asservissement des classes laborieuses, c’est ce dont les inclinations de l’homme animal et l’histoire des cultes ne suffisent plus à rendre compte.
[...]
Cherchez de bonne foi, et vous découvrirez que cette anomalie, cette prérogative monstrueuse que s’arroge l’homme sur son semblable et qui caractérise notre espèce, vient de ce que, seul entre les animaux, l’homme est capable par sa pensée de séparer son moi de son non-moi, de distinguer en lui la matière et l’esprit, le corps et l’âme ; par cette abstraction fondamentale, de se créer deux sortes de vies : une vie supérieure ou animique, et une vie inférieure ou matérielle ; d’où résulte la division de la société en deux catégories, celle des spirituels, faite pour le commandement, et celle des charnels, voués au travail et à l’obéissance.”
Proudhon cherche à mettre à jour les conditions de possibilité de la critique du travail et de sa dévalorisation en particulier dans les religions. Certes le travail a pour base une activité naturelle pénible, néanmoins la critique sociale du travail ne trouve pas ses conditions possibilité dans la pénibilité naturelle du travail. Elle provient de la capacité qu’à l’être humain, en tant qu’être social, de distinguer entre son activité corporelle et ses activités intellectuelles, entre le corps et l’esprit. Cette distinction a pour corollaire une division sociale entre une classe laborieuse, occupant une place sociale inférieure, et une classe spirituelle contemplative, occupant le rang social supérieur.
< L’être humain comme force intelligente:>
L’homme est une force pénétrée d’intelligence, qui ne peut être heureuse que si elle s’exerce. Si petite que soit cette force, elle est capable de produire les plus vastes et les plus incalculables effets par la manière dont elle est dirigée, et par son groupement. La grandeur des résultats n’étant donc de sa part qu’une affaire de multiplication, ce n’est point par cette grandeur objective, géométrique, matérielle, en un mot ce n’est point d’après la quantitédu produit que l’action humaine doit être philosophiquement appréciée, c’est par la qualité de ce produit.
La double face à la fois objective et subjective du travail s’explique par la dimension de force intelligente qui caractérise l’être humain. Proudhon refuse le dualisme corps/esprit, mais il n’adhére pas pour autant à un matérialisme réductioniste. Une force intelligente serait en effet une force capable de viser une finalité et non pas uniquement le produit d’un mécanisme. Il y a chez Proudhon une continuité entre force et intelligence, nature et culture. Le travail humain est à la fois une fait naturel et une institution sociale. C’est pourquoi le travail ne peut faire l’objet uniquement d’une évaluation quantitative, mais également qualitative.
< Religion et contemplation: >
“Toute religion, en vertu du spiritualisme qui la constitue, qu’elle s’appelle christianisme, bouddhisme, druidisme, ou tout ce qu’on voudra, est anti-pratique ; elle pousse l’homme à la contemplation, à l’inaction, au quiétisme”.
Proudhon oppose ainsi la religion, relevant de l’esprit et vouée à la contemplation, au travail qui suppose l’action. Alors que la religion suppose la dualité du corps et de l’esprit, l’analyse qui prend pour base le travail, et donc l’action, suppose une continuité entre action et théorie, entre force et intelligence, entre corps et esprit, entre nature et culture.
< L’analyse de la malédiction d’Adam dans la Génèse:>
“a) Le travail avant le péché.
L’homme, en vertu de son activité propre et de ses relations avec le monde, est ouvrier ; son travail est spontané et libre, soumis par conséquent à une loi de justice et de morale dont la pratique assure son bonheur, dont la violation au contraire le plonge dans la misère. C’est le point de vue subjectif, affirmé aujourd’hui par la Révolution, et que l’écrivain sacré présente comme une époque antérieure, époque d’innocence, de spontanéité, de liberté et de richesse.
b) Le travail après le péché.
Or, à cette loi du travail, qui ne peut avoir rien d’affligeant, puisqu’elle résulte de notre constitution, la nature ajoute la sanction de sa passivité. L’homme doit agir, travailler, d’abord parce qu’il est homme. Mais, afin que son action ne soit pas vaine, il ne subsistera que de ce qu’il aura produit, à l’aide de cet instrument inépuisable, qui est la Terre. C’est le point de vue objectif, le seul que découvre l’ancienne école économique. Ainsi s’unissent dans le Travail, selon la pensée supérieure du mythe, la liberté et la fatalité, la première devant, par le développement des facultés humaines, subalterniser de plus en plus la seconde.”
Proudhon propose une analyse philosophique du mythe de l’Eden et de la malédiction du travail. Le travail avant le péché consiste dans la seule prise en compte de la dimension subjective. L’être humain n’est pas naturellement tourné vers le repos, mais il spontanément actif. L’être humain tend spontanément à transformer le monde qui l’entoure. Le travail dans l’Eden n’est pas asservi par une organisation sociale inégalitaire.
Néanmoins, il est un fait que le travail a également une dimension objective d’effort physique, de dépense de force vitale. La penibilité se double de la contrainte qu’à l’être humain comme tous les vivants pour assurer ses besoins vitaux de les chercher hors de lui. On peut remarquer comment Proudhon en auteur du XIXe siècle considère la nature comme une réserve inépuisable de matières premières.
Proudhon inverse le mythe de décadence en mythe de progrès. En effet, la pénibilité naturelle du travail doit par l’organisation sociale être transformée de contrainte objective en choix subjectif spontané. Certes l’être humain étant un être naturel, la première dimension subsiste, mais elle doit être de plus en plus réduite.
< Il n’y a pas d’esclaves par nature:>
“La chasse à l’esclave se pratique encore sur une grande partie de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie.
Est-ce violer la justice ? Non, dit le spiritualiste, c’est accomplir l’ordre de la Providence, qui veut que les noirs, les jaunes, les rouges, et toutes les races inférieures ne pouvant se livrer à la méditation, travaillent…
On se rend maître du sauvage, comme des autres animaux, par la force, par l’adresse, par les piéges que lui tend son instinct ; on le dompte par un système de bons et de mauvais traitements, par la désuétude de la liberté, par le travail continu, par l’attrait d’une femme, par l’interdiction de tout exercice libéral et de toute pensée. La castration même a été employée sur l’homme, comme sur les chevaux et les bœufs, avec succès. Ce n’est peut-être pas autant la jalousie maritale qui a suggéré cette barbarie des castes privilégiées, que les besoins de la domestication.”
Que ce soit les prolétaires, ou les extra-européens, leur réduction à l’état servil ne dérive pas de leur nature servile, mais de l’usage de la force et de la contrainte. Proudhon critique le grand partage qu’effectue le spiritualiste entre l’esprit et le corps, la culture et la nature. Le sauvage n’aurait pas developpé de culture car il n’a pas d’âme, d’esprit. Il serait alors uniquement un corps et donc il peut être réduit en esclavage pour effectuer les tâches laborieuses qui relèvent du corps. Proudhon échappe à cette naturalisation de l’esclavage car il refuse le dualisme entre le corps et l’esprit.
CHAPITRE III.
Droit de l’homme de travail ou de l’esclave, d’après Moïse. —
Loi d’égoïsme.
< La servitude du travail comme effet de la force et justifications religieuses:>
“Oh ! la question est très-simple : elle se réduit à dire qu’après la période d’anthropophagie, les premières lueurs de la morale ayant fait cesser le massacre des gens et la manducation des cadavres, l’expérience ayant aussi révélé le parti qu’on pouvait tirer de la terre par le travail, les plus forts y appliquèrent les plus faibles, et que la religion consacra cette première servitude, en donnant, à la fois, au maître des garanties contre l’esclave, à l’esclave des garanties contre le maître. Telle fut la loi d’égoïsme, par laquelle l’homme, faisant d’un autre homme son serviteur, son organe, s’attribuait d’autorité divine et humaine tout ce que cet homme était capable de produire, ne lui laissant, comme à une bête de somme, que ce qui était indispensable pour subsister.”
Le passage de l’état de nature à la culture, c’est-à-dire des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture, s’effectue par le fait que l’expérimentation a révélé la supériorité de l’agriculture pour subvenir aux besoins vitaux des êtres humains. Néanmoins ce fait est également concomitant de l’apparition de l’inégalité sociale. Celle-ci contrairement à ce que prétend l’école économique libérale ne se trouve pas dans une différence de capacité à entreprendre. Ce ne sont pas les plus entreprenants, mais le plus forts qui asservissent à leur intérêt les autres. La religion a un rôle de justification ambivalent: c’est par le fait même qu’elle garantie des droits aux deux parties qu’elle consacre l’institution du travail servile.
CHAPITRE IV.
Droit du serf ou salarié, d’après l’Église : loi d’amour.
< La fin de l’esclavage: >
“Avec le laps de temps et les révolutions des empires, l’esclavage a-t-il faibli dans l’opinion et dans les mœurs ; sa pratique est-elle devenue incommode, onéreuse, impossible, la religion abdique son vieux dogme, se présente avec d’autres formules, et s’écrie : Plus d’esclaves ! Mais elle ne s’est pas pour cela éclairée sur le travail : à cet égard, sa foi n’a pas changé. Et comme elle se dit que le travail est misérable, qu’il ne peut y avoir d’heureux que ceux qui font travailler les autres, qu’il y aura par conséquent toujours des serviteurs et des maîtres, des pauvres et des riches, elle fait en sorte que l’homme de service soit libre, de toute la liberté qui peut s’étendre du centre de la conscience à la périphérie du corps ; elle lui dénie toute justice et autorité sur les choses.
Au fond la religion ne change pas : comme le spiritualisme dont elle est l’expression, elle est immuable.”
Ce ne sont pas les protestations universalistes de la morale religieuse qui mettent fin à l’institution de l’esclavage, mais le fait que les classes bourgeoises ne la trouve plus assez rentable. Mais en réalité, les religieux continuent de naturaliser le travail comme institution de servitude. Leurs dualismes entre le corps et l’esprit ne peuvent que conduire à considérer que c’est un fait naturel que l’existence d’une classe laborieuse de travailleurs manuels au service d’une classe de loisir (loisir, au sens grec de scholè).
CHAPITRE V.
Droit du travailleur d’après la Révolution. — Charte du Travail :
Loi de Justice.
< Primat de l’action et donc du travail et continuité du travail et des idées: >
“Chose singulière, dont il était impossible de se douter avant que la pression révolutionnaire nous eût mis sur la trace, le problème de l’affranchissement du travail est lié à celui de l’origine des sciences, de telle manière que la solution de l’un est absolument nécessaire à celle de l’autre, et que toutes deux se résolvent en une même théorie, celle de la suprématie de l’ordre industriel sur tous les autres ordres de la connaissance et de l’art.
C’est ce qui résulte de la proposition ci-après, dont la démonstration fera l’objet de ce chapitre :
L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent.
Cela signifie que toute connaissance, dite à priori,y compris la métaphysique, est sortie du travail pour servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, accrédités par la politique de tous les siècles.”
La thèse de Proudhon est que l’affranchissement du travail suppose une remise en question profonde des présupposés philosophiques à l’oeuvre dans les sociétés judeo-chrétiennes. En effet, les présupposés philosophiques du christianisme de dualisme entre le corps et l’esprit sont le corollaire d’une division sociale du travail entre une classe laborieuse et une classe de loisir. Considérer que la division sociale du travail n’est pas naturelle et que le travail peut-être épanouissant suppose donc de remettre en cause le primat de l’esprit, et donc de la théorie, sur l’action corporelle.
Proudhon défend donc une thèse que l’on qualifierait aujourd’hui volontiers de pragmatiste concernant les rapports entre l’action et l’intelligence.
< La continuité de l’instinct et de l’intelligence: >
“Or, on ne doutera pas que les choses ne doivent ainsi se passer, si l’on réfléchit que l’activité, pénétrée, saturée d’instinct, si je puis m’exprimer de la sorte, est ce qui ressemble le plus à l’intelligence, à telle enseigne que les enfants ne distinguent pas les actes instinctifs des actes réfléchis, et que c’est pour le sauvage une source permanente de fétichisme. Dans ces conditions, l’activité apparaît comme la cause première de l’excitation des idées, comme le Verbe primitif qui illumine tout à coup la conscience humaine, il suffit, pour que le miracle se produise, que cette activité se manifeste, qu’elle étale, je demande grâce pour toutes ces métaphores, dans des actes visibles, les idées invisibles qu’elle contient ; en un mot, qu’elle parle.
[...]
Ceci renverse de fond en comble la philosophie spiritualiste, et menace de faire du travailleur, serf dégradé de la civilisation, l’auteur et le souverain de la science, de la philosophie et de la théologie elle-même.”
La philosophie dualiste distingue classiquement entre l’instinct mécanique causale du corps et la finalité consciente qui caractérise la conscience spirituelle. Proudhon adopte pour sa part un pragmatisme continuiste. L’activité instinctive et l’activité intelligente consciente ne sont pas en rupture l’une avec l’autre, mais en continuité. Ainsi, l’activité instinctive du vivant semble supposer de la finalité comme le pense l’animiste. L’action instinctive est porteuse à l’état latent de significations, mais ce n’est que dans la parole que ces significations deviennent manifestes.
Ainsi, admettre une telle conception pragmatiste du rapport entre l’action et la signification conduit à changer totalement la valeur philosophique du travail manuel de l’ouvrier.
< Continuité entre la main et l’intelligence:>
C’est que la puissance qui dirige la main de l’ouvrier est la même au fond que celle qui fait réfléchir le cerveau du philosophe, et que, l’intelligence ne pouvant s’éveiller à l’idée, à la vie, que sur un signe de l’intelligence ; il fallait de toute nécessité, pour que l’homme entra dans cette carrière intellectuelle, qu’il y fût porté par une suite d’opérations émanées de lui-même, et qui, analyse par la multiplicité des termes, synthèse par leur ensemble, fût pour lui comme une manifestation de l’intelligence même.
Proudhon remet en cause le dualisme entre le corps et l’esprit, entre l’action et le sens, entre la force et l’intelligence. C’est la force vitale qui produit l’action du corps qui oriente l’activité intellectuelle. Proudhon est ici très proche des analyses qui seront celles de Bergson dans L’évolution créatrice qui font de l’intelligence un produit de l’action et de l’être humain un homo faberavant d’être un homo sapiens.
< Le caractère non-spécialisé de l’activité humaine:>
Le castor élève sa maçonnerie, l’oiseau bâtit son nid, l’abeille construit son rayon, l’araignée tend sa toile, tous les animaux exercent leur industrie d’après un type intérieurs dont ils ne s’écartent jamais.
Rien de semblable ne se voit chez l’homme. Il n’a pas d’industrie prédéterminée. Son génie n’est point spécialiste, il est universel. Il agit d’après une intuition simple, mais synthétique, positive, expérimentale, et d’une compréhension si vaste, que ses actes ne peuvent avoir rien d’uniforme, et sont susceptibles au contraire d’une variété infinie. C’est l’idée de rapport, convenance, équation, égalité, accord, équilibre : idée synthétique dont la simplicité n’est égalée que par sa fécondité même.
Si Proudhon adhère à une conception naturaliste continuiste du travail, de l’action et de l’intelligence, néanmoins ce qui distingue l’instinct animal de l’intelligence humaine, c’est que cette dernière n’est pas déterminée a priori. Elle implique un développement expérimentale. Cette plasticité de l’action humaine est ce que Rousseau pour sa part appelle la “perfectibilité”.
Ce caractère non-spécialisé des facultés humaine n’est pas sans lien avec la critique que Proudhon effectue de la division technique du travail et de la séparation entre tâches manuelles et activités intellectuelles.
“La première partie de notre proposition est donc établie : L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action ;en autres termes, l’industrie est mère de la philosophie et des sciences.
Il reste à démontrer la seconde : L’idée doit retourner à l’action ;ce qui veut dire que la philosophie et les sciences doivent rentrer dans l’industrie, à peine de dégradation pour l’Humanité. Cette démonstration faite, le problème de l’affranchissement du travail est résolu.”
< Travail servil et travail affranchi:>
“Le travail présente deux aspects contraires, l’un subjectif, l’autre objectif. Sous le premier aspect, il est spontané et libre, principe de félicité : c’est l’activité dans son exercice légitime, indispensable à la santé de l’âme et du corps. Sous le second aspect, le travail est répugnant et pénible, principe de servitude et d’abrutissement.
Ces deux aspects du travail sont inhérents l’un à l’autre, comme l’âme et le corps : d’où résulte, à priori,que toute fatigue et déplaisance, dans le travail, ne saurait absolument disparaître. Seulement, tandis que sous le régime des religions la fatalité prime la liberté, et que la répugnance et la peine sont en excès, on demande si, sous le régime inauguré par la Révolution, la liberté primant la fatalité, le dégoût du travail ne peut pas diminuer au point que l’homme le préfère à tous les exercices amusants inventés, comme remèdes à l’ennui et réparation du travail même ?”
Le travail pour Proudhon apparaît donc comme une force intelligente. En tant que dépense de force vitale, le travail est une activité naturellement pénible. C’est la dimension objective du travail. En revanche, il en incombe à l’organisation sociale de faire du travail une activité servile ou affranchie. Lorsque le travail est organisé de manière juste alors la dimension subjective du travail l’emporte sur la dimension objective. La dimension de contrainte naturelle objective diminue au profit de l’impression subjective qu’à le sujet d’effectuer une activité qui soit le produit d’un choix libre.
< Les moyens de l’affranchissement du travail:>
“Les ouvriers ont, en général, le sentiment très vif d’une amélioration possible de leur sort, non seulement au point de vue des libertés politiques et de la propriété, mais à celui des conditions même du travail.
Mais ils ne sont pas en mesure de dire ce qui leur manque, et conséquemment de formuler leur pétition.
Ils s’imaginent que tout pourrait être réparé au moyen d’une augmentation de salaire et d’une réduction des heures de travail ; quelques-uns vont jusqu’à balbutier le mot d’association. C’est tout ce qu’ils ont compris de la république de 1848, tout ce qu’on a su dire en leur nom au Luxembourg.
De là les remaniements plus ou moins malheureux de tarifs, la guerre faite aux ouvriers tâcherons, les associations communautaires, et cette ratio ultima du travailleur mécontent, la grève.”
Proudhon constate par le fait des mouvements sociaux d’ouvriers qu’existe chez eux le désir d’améliorer leurs conditions de travail. Néanmoins, il ne considère pas que les revendications - augmentation du salaire et réduction des heures de travail - ainsi que les moyens - syndicalisation et grève- soient suffisants, ou même adéquats, pour parvenir à ce but.
< Formation des ouvriers et organisation du travail: >
“Il faut donc changer de tactique ; il faut, pour relever la condition de l’ouvrier, commencer par relever sa valeur : hors de là point de salut, que les travailleurs se le tiennent pour dit.
Or, indépendamment des conditions de Justice commutative dont les principes ont été posés dans les études précédentes, en ce qui touche les Personnes, les Biens, la Puissance publique et l’Éducation, il est encore pour le travailleur deux garanties indispensables à réaliser :
En lui-même, une connaissance encyclopédique de l’industrie ;
Dans l’atelier, une organisation des fonctions sur le principe de la graduation maçonnique.”
Proudhon accorde une place centrale dans l’affranchissement du travail, outre à la remise en cause de la division sociale du travail entre travailleur et patron, à une réorganisation de la division technique du travail. Cette division technique du travail est le corollaire de la division sociale du travail dans le mesure où elle s’appuie sur la division entre classe laborieuse et classe de loisir, entre corps et esprit. Le première mesure qu’il précaunise consiste dans une réorganisation de la formation professionnelle qui doit permettre à l’ouvrier d’accéder à une formation initiale polytechnique. Par ailleurs, à partir de cette organisation de la formation professionnelle, le même ouvrier doit pouvoir tout au long de sa carrière évoluer d’apprentis à maître.
< Mécanisation et spécialisation:>
“On a voulu mécaniser l’ouvrier ; on a fait pis, on l’a rendu manchot et méchant.
Sera-ce donc un paradoxe affreux de soutenir qu’il en doit être de l’industrie, mère des sciences, comme des sciences elles-mêmes ; que son enseignement doit être donné au complet, suivant une méthode qui en embrasse tout le cercle, de sorte que le choix du métier ou de la spécialité arrive pour l’ouvrier, comme pour le polytechnicien, après l’achèvement du cours complet d’études ?”
La mécanisation du travail était sensée supprimer une partie de la pénibilité du travail. En réalité, combinée avec la parcellisation des tâches, elle a fait perdre à l’ouvrier la maîtrise de l’intégralité de son savoir faire. Alors que l’artisan possédait le savoir-faire lié à un métier, l’ouvrier n’effectue que des taches répétitives. Or, la formation de l’ouvrier devrait, selon Proudhon, lui permettre de maîtriser l’ensemble des tâches nécessaire au procès de production.
< L’activité manuelle suppose un exercice: >
“Certes, l’industrie réclame de l’élève plus de temps que la grammaire, l’arithmétique, la géométrie, la physique même : car l’ouvrier n’a pas seulement à exercer son intelligence et à meubler sa mémoire ; il faut qu’il exécute de la main ce que sa tête a compris : c’est une éducation tout à la fois des organes et de l’entendement.”
La formation du bon ouvrier pour Proudhon est plus longue que celle d’un travailleur intellectuel dans la mesure où elle nécessite l’exercice de la main afin qu’acquérir une habilité. Il faut que la tête et l’intelligence fonctionnent de concert pour que la réalisation soit adéquate au projet fixé par l’intelligence.
< Du travail à l’intelligence:>
“Comment, sous la provocation de la spontanéité, s’est allumée l’intelligence ?
Par la pratique inévitable de l’analyse. Tous les instruments du travail sont des instruments analytiques ; toute opération industrielle se résout en une production ou rupture d’équilibre.
L’idée abstraite est sortie de l’analyse forcée du travail : avec elle le signe, la métaphysique, la poésie, la religion, et finalement la science, qui n’est que le retour de l’esprit à l’équilibre.”
La production suppose une distinction des différentes étapes nécessaire pour réaliser l’objet que l’on cherche à produire.
< Education polytechnique et éducation scientifique:>
Le plan de l’instruction industrielle, sans préjudice de l’enseignement littéraire et scientifique qui se donne à part et en même temps, est donc tracé : il consiste, d’un côté, à faire parcourir à l’élève la série entière des exercices industriels, en allant des plus simples aux plus difficiles, sans distinction de spécialité ; — de l’autre, à dégager de ces exercices l’idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l’industrie, et à conduire l’homme, par la tête et par la main, à la philosophie du travail, qui est le triomphe de la liberté.
L’apprentissage de l’ouvrier supposerait un savoir-faire universel non-spécialisé. L’ordre de la progression dépend du degrés de difficulté que suppose la réalisation. Cet idéal renvoie au caractère non-spécialisé de l’intelligence humaine contrairement à l’instinct. Par ailleurs, c’est à partir de l’apprentissage des savoir-faire techniques que les apprentis ouvriers acquiéreraient des connaissances scientifiques. Cette conception du savoir renvoie à une épistémologie empiriste qui considère les découvertes scientifiques comme étant en continuité avec les expérimentations techniques menées par les artisans ou les techniciens.
< Valorisation des progrès des techniques et des sciences:>
La vie du sauvage, quand elle n’est pas tourmentée par la famine, les maladies, la guerre, se passe dans une ivresse perpétuelle. Il est libre ; dans la mesure de son intelligence il peut se dire le roi de la création, et l’on conçoit que son instinct se refuse à changer d’état.
Les ravissements du civilisé, chaque fois qu’il dérobe à la nature un de ses secrets, ou que par la spontanéité de son industrie il triomphe de l’inertie de la matière, sont plus grands encore. Comparaison faite des avantages et des inconvénients de la vie sauvage et de la vie civilisée, la balance est incontestablement en faveur de la dernière.
Pour Proudhon, l’usage des techniques et la connaissance scientifique permettent à l’être humain de développer des possibilités supérieures à l’état de nature. C’est l’augmentation de la puissance d’agir que permettent les techniques et les sciences qui rendent désirables les progrès techniques et scientifiques.
< Le problème de la division technique du travail:>
“La difficulté vient de la division du travail, division qui constitue la plupart des industries et semble pour cela incompatible avec la variété d’opérations demandée ; qui même paraît d’autant plus précieuse qu’en dispensant le travailleur de toute science, elle semblait s’accommoder aux inégalités que la nature a mises entre les hommes.
À quoi servirait, en effet, cette instruction générale, si l’apprenti, devenu compagnon, ayant fait choix d’un état, devait passer le reste de sa vie dans les langueurs d’un travail machinal, d’une sous-division, industrielle ? Élevé pour la gloire, il n’aurait trouvé que le martyre…
Remarquons d’abord que l’objection tombe pour l’agriculteur.
L’agriculture, centre et pivot de toute industrie, suppose autant de variété dans la connaissance qu’elle en requiert et peut en requérir dans le travail ; destinée à devenir le premier des arts, elle offre à l’imagination autant d’attraits que l’âme la plus artiste peut en souhaiter.”
Ce n’est donc pas en soi les progrès des sciences et des techniques qui sont réellement pour Proudhon à la source de la servitude dans le travail, mais la division technique du travail. L’organisation technique du travail permet de produire plus rapidement avec des travailleurs peu formés et donc interchangeables à la différence de l’artisanat. L’augmentation de la productivité et la diminution du coût du travail permet d’augmenter le profit du patron (ce que Proudhon appelle par ailleurs le “taux d’aubaine”)
Au modèle de la parcellisation des taches, telle que la produit l’industrie, Proudhon oppose la variété des activités qu’offre l’agriculture (sans doutes lorsqu’elle ne s’enferme pas dans la monoculture comme dans certaines formes d’agriculture contemporaines).
< Developpement de la technique et spiritualisme:>
“Restent donc les manufactures, fabriques, usines, ateliers et chantiers de construction, tout ce que l’on appelle aujourd’hui la grande industrie,et qui n’est autre que le groupe industriel, formé de la combinaison de fonctions parcellaires. Là, l’habileté manuelle étant remplacée par la perfection de l’outillage, les rôles entre l’homme et la matière sont intervertis : l’esprit n’est plus dans l’ouvrier, il a passé dans la machine ; ce qui devait faire la gloire du travailleur est devenu pour lui un assassinat. Le spiritualisme, en démontrant ainsi la séparation de l’âme et du corps, peut se vanter d’avoir produit son chef-d’œuvre.”
Si Proudhon n’est pas en soi technophobe, il effectue néanmoins une critique du développement des moyens de production industriels. Les machines de la grande industrie sont la matérialisation du dualisme entre le corps et l’esprit. L’habileté manuelle pour Proudhon est la marque même de l’intelligence dans l’action. En conférant dans le proces de production les activités supposant une habileté, comme dans les métiers à tisser mécanique, aux machines, les ouvriers sont réduits à n’être que des outils au service des machines. Ce sont elles qui effectuent le travail productif qui demande savoir-faire et donc intelligence.
< Apprentissage polytechnique et ascension à tous les grades:>
En deux mots, l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades, voilà en quoi consiste l’émancipation du travailleur. Hors de là, il n’y a que mensonge et verbiage ; vous retombez fatalement, par la servitude du travail parcellaire, répugnant et pénible, dans le prolétariat ; vous recréez la caste ; vous retournez, par l’insuffisance de l’instruction positive, au rêve mystique ; vous détruisez la Justice.
Pour lutter contre la servitude du travail, Proudhon insiste donc dans cette étude sur deux propositions. La première, pour lutter contre la servitude entrainée par la parcellisation des tâches, consiste dans l’éducation polytechnique qui implique pour l’ouvrier d’acquérir différents savoir-faire. La seconde proposition repose sur la remise en cause de l’opposition entre ouvrier et maître, c’est la formation professionnelle tout au long de l’existence qui permet à l’ouvrier d’accèder progressivement aux fonctions de direction technique de la production.
CHAPITRE VI.
Le Travail s’affranchira-t-il, ou ne s’affranchira-t-il pas ?
< Les revendications sociales de Proudhon:>
“La question de l’affranchissement du travail, à laquelle le vieux monde ne peut plus échapper, crée pour notre époque une situation tout à fait dramatique.
Si la justice devenait pour tout le monde, non plus une idée en l’air ou un commandement divin, mais la plus grande réalité de l’existence ;
Si, conséquemment à ce principe, la balance des services et des valeurs était faite ;
Si les forces collectives, aliénées au profit de quelques exploitants, revenaient aux propriétaires légitimes ;
Si le Pouvoir social, prétexte de tant de bouleversements, achevait de se constituer sur ses bases certaines ;
Si l’éducation était égale pour tous, fondée en Justice, non en mysticisme ;
Si le travail, enfin, était affranchi par la double loi de l’exercice intégral et de l’admission à la maîtrise,
En moins de deux générations tout vestige d’inégalité aurait disparu. On ne saurait plus ce que c’était que noble, bourgeois, prolétaire, magistrat ou prêtre ; et l’on se demanderait comment de pareilles distinctions, de semblables ministères, ont pu exister parmi les hommes.”
Après avoir présenté plus haut les analyses des économistes libéraux et des révolutionnaires, Proudhon expose plus précisément ce qui constitue les solutions au problème social telles qu’il les précaunise. La réallisation d’une société juste suppose selon lui non seulement l’abolition des classes sociales par la remise en cause de l’appropriation par les exploiteurs de la force collective, mais également comme on l’a vu l’éducation polytechnique et l’évolution professionnelle du statut d’ouvrier à celui de maitre.
< L’intellectuel et l’ouvrier:>
L’inégalité n’aurait plus même de prétexte dans la différence des esprits ; le travail, dans les conditions que lui ferait le nouveau mode d’apprentissage, assurant à l’ouvrier une supériorité réelle sur l’homme de science pure.
La science, en effet, est essentiellement spéculative, et ne requiert l’exercice d’aucune autre faculté que de l’entendement. L’industrie, au contraire, est à la fois spéculative et plastique : elle suppose dans la main une habileté d’exécution adéquate à l’idée conçue par le cerveau. On peut dire que sous ce rapport l’intelligence de l’ouvrier n’est pas seulement dans sa tête, elle est aussi dans sa main.
Faire de l’action, du travail, et non de l’esprit, la base de la culture et des sciences, conduit Proudhon à accorder une supériorité au savoir de l’ouvrier par rapport à celui du scientifique. Il est possible de noter que c’est cette valorisation anti-intellectualiste de l’action que Celestin Bouglé et Emile Durkheim reprochent aux philosophes de la Nouvelle école et aux philosophes pragmatistes.
Lire conclusions sur la sixième étude sur le travail de Proudhon
Annexe: Proudhon et l'éducation -Extrait de la Cinquième étude de De la justice dans l'Eglise et la Révolution, intitulée De l'éducation.
Finalité de l'éducation :
« En principe, l'éducation de l'individu est homogène et proportionnelle à l'état de l'espèce:
c'est la concentration dans l'âme du jeune homme des rayons qui partent de tous les points de la collectivité. Toute éducation a donc pour but de produire l'homme et le citoyen d'après une image en miniature de la société, par le développement méthodique des facultés physiques, intellectuelles et morales de l'enfant.
En autres termes, l'éducation est la création des mœurs dans le sujet humain, en prenant ce mot de mœurs dans son acception la plus étendue et la plus élevée, qui comprend non-seulement les droits et les devoirs, mais encore tous les modes de l'âme, sciences, arts, industries, tous les exercices du corps et de l'esprit ».
Bibliographie :
Aime Berthod, article « Proudhon » du dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson.
En ligne : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3462
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