II- La raison publique proudhonnienne et la lutte des classes
La raison publique, telle qu'elle est théorisée par Proudhon, n'est pas, dans ses conséquences politiques, libérale, mais elle contient l'expression théorique, par homologie structurale[22], des pratiques du mouvement ouvrier, dit anti-autoritaire, tel qu'il s'exprime dans le mouvement canut ou dans le syndicalisme d'action directe du début du XXe siècle.
A- L'autonomie prolétarienne: force collective et séparation
Le premier élément qui distingue, du point de vue d'une anthropologie politique, la conception de la raison publique de Proudhon de celle du libéralisme politique, c'est que la raison publique, même si elle se nourrit de la pluralité des expressions des opinions individuelles dans ce qu'elles ont de plus subjectif, ne repose pas sur un individualisme. En effet, l'unité sociale de base pour Proudhon, c'est un groupe, c'est une force collective.
Cette notion de force collective apparaît chez Proudhon dès son ouvrage Qu'est-ce que la propriété ?. Il en produit une analyse étendue, en appendice à la quatrième étude contenue dans De la justice intitulée « L'Etat ». Dans cet appendice, portant pour titre Catéchisme politique, Proudhon définit la notion de force collective. Il fait de la force un attribut de tout être. Les individus sont eux-mêmes des groupes (je est un “nous”) dans la conception de Proudhon et les groupes d'individus possèdent leur propre force qui n'est pas la somme des forces individuelles. La force collective n'est pas une substance mais l'expression d'un rapport. Plus les individus ont de relations entre eux et plus leur force collective est grande.
De manière générale, la raison publique constitue une balance des forces collectives que sont les individus[23]. L'expression de cette balance est ce que Proudhon appelle la justice. De manière générale, la raison publique est la résultante de « toute réunion d'hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit”[24]. Il ne s'agit donc pas d'une raison constituante (transcendantale, a priori), mais constituée à partir d'un débat.
Cependant, le développement social s'est caractérisé par l'appropriation par le père de famille, par le propriétaire, par le capitaliste… de la force collective des travailleurs. On a donc nommé justice, non pas l'équilibre des forces collectives, mais la justification des inégalités sociales. Dès lors, la justice, et donc la raison publique, ne peut s'établir sans une révolution. Mais cela signifie également que, dans le cadre du système actuel, la raison publique ne peut s'établir entre les classes au sein du parlement. C'est ce que Proudhon explique aux ouvriers auteurs du Manifeste des 60 dans une lettre datée de 1864: « La division de la société en deux classes, l’une de travailleurs salariés, l’autre de propriétaires-capitalistes-entrepreneurs, étant donc indubitable en fait, la conséquence ne doit surprendre personne. [...] Ce n’est pas votre faute si, retranchés de leur communion, vous êtes condamnés à user envers eux de représailles. C’est pourquoi je vous le dis de toute l’énergie et de toute la tristesse de mon âme : Séparez-vous de qui s’est le premier séparé, séparez-vous, comme autrefois le peuple romain se séparait de ses aristocrates. Separamini popule meus. C’est par la séparation que vous vaincrez ; point de représentants, point de candidats ! »[25].
Cela signifie donc que, pour Proudhon, la division en classes sociales ne permet pas d'établir la raison publique, mais suppose au contraire la constitution d'espaces publics oppositionnels[26]. C'est dans le cadre d'organisations proprement ouvrières que peut s'établir une raison collective par laquelle les ouvriers sont amenés à prendre des décisions.
B- Epreuve de force et épreuve de légitimité: le « droit de la force »
Néanmoins, la notion de raison publique, dans le cadre d’une théorie socialiste qui analyse la société comme étant divisée en classes sociales inégalitaires, pose une seconde difficulté. La notion de raison publique suppose d’accorder une légitimité aux épreuves d’argumentation des acteurs, et de ne pas les considérer comme de simples expressions d’un rapport de force. Or une telle thèse ne conduit-elle pas en définitive à une lecture idéaliste du social ? Comment rendre compte de ce dualisme ontologique chez Proudhon ? Comment une analyse en termes de rapports de force et de sens peut-elle coexister chez cet auteur ?
Le phénoménalisme de Proudhon l’amène a ne pas trancher en soi le problème de l’existence de la force et du sens[27]. Il constate l’existence de ces deux aspects de la réalité, mais le caractère limité de la raison ne permet pas de réduire le sens à la force. Il s’agit de partir de l’apparence. Or l’apparence est caractérisée par la coexistence de ces deux aspects.
Proudhon adopte uniquement un matérialisme méthodologique émergentiste et non réductionniste : le droit est issu de la force, mais ne s’y réduit pas. La force est à l’origine dans les faits du droit : « Ici nous apparaît, dans toute son évidence, ce que nous ne faisions que soupçonner tout à l'heure, savoir: que le droit de la force, tant honni, est non seulement le premier en date, le plus anciennement reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits »[28]. Mais le droit ne se réduit pas à la force : «Droit et force ne sont pas choses identiques; de toutes nos facultés il n'y a que la conscience qui nous serve à connaître, sentir, affirmer et défendre le droit, et dont la justice puisse reconnaître l'identité avec elle-même »[29].Le droit existe comme un fait, mais il existe également comme norme relevant d’épreuves de légitimité et non d’épreuves de force.
De cela, il est possible de tirer deux conséquences. Celle qu’en tirent les syndicalistes révolutionnaires tels qu’Emile Pouget sur l’articulation entre luttes sociales et émergence d’un droit social : « Action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur: c’est la force accouchant du droit nouveau - faisant le droit social ! La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement »[30]. Les rapports de forces syndicaux permettent l’émergence d’un droit social : ce droit a pour origine la force (dans les faits), mais sa légitimité (de droit) ne se réduit pas à son origine.
Mais cette question du rapport de la force et du droit permet également de mener une interrogation sur la place des rapports de force dans les arènes militantes telles que les assemblées générales. En effet, Proudhon affirme l’impossibilité dans une société divisée en classes sociales de produire une raison publique qui traverse les classes sociales, mais les espaces publics oppositionnels constitués par les dominés, peuvent être traversés également de rapports sociaux inégalitaires, tels que les rapports de genre ou de racialisation par exemple. Ce qui différencie ces espaces publics de ceux qui sont issus de l’appropriation de la force collective, c’est la capacité qu’il ménagent à leurs membres de s’organiser de manière autonome et de lutter contre les inégalités sociales, c’est-à-dire d’être des espaces d’auto-empowerment collectifs. Par conséquent, les espaces publics oppositionnels que constituent les dominés ne sont pas exempts de rapports de force, mais la raison publique qui en est le produit ne se réduit pas à ces rapports de force, mais possède une légitimité intrinsèque.
Il n’y a donc pas d’un côté des espaces qui seraient ceux des rapports de force et des espaces qui seraient ceux des épreuves de légitimité, mais il existe des espaces qui ménagent un plus ou moins grand degré aux épreuves de légitimité en réduisant les rapports de force, par exemple par des procédures qui tentent de rétablir une égalité entre les participants.
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